Arts / Numérisation / Fractals

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Art fractal / Groupe et Manifeste fractalistes

 

 

 

 

 

1. Le Groupe fractaliste « Art et Complexité »

 

Alors que les scientifiques de toute catégorie : mathématiciens, informaticiens, physiciens, météorologistes, biologistes, socio-anthropologues, etc., avaient déjà beaucoup écrit depuis les années 1960-1970 sur les objets fractals, le chaos et la théorie de la complexité informationnelle, et que certains d’entre eux, à l’instar de Benoît Mandelbrot, avaient même fait l’éloge vibrant de la subtilité esthétique des figures fractales informatiques, le mouvement artistique fractaliste proprement dit, dans toutes ses variétés d’expression, est entré dans le champ de la critique d’art et des expositions internationales seulement dans la seconde moitié des années 1980.

 

En 1987, dans la revue Flash Art International (n° 135, été 1987), le critique d’art et commissaire d’expositions américain Klaus Ottmann consacra un article novateur, The Spectacle of Chaos, à la conception de la fractalité et du chaos inhérente aux œuvres de certains artistes contemporains des années 1980, qui faisaient explicitement référence aux objets fractals et aux travaux des scientifiques relatifs à la théorie du chaos et de la complexité dynamique. Puis, en septembre-octobre 1989, Klaus Ottmann organisa à la River North Gallery de Chicago une exposition de grande envergure, réunissant divers artistes du chaos et de la complexité. Elle portait un titre semblable à celui de son article paru dans Flash Art International deux ans auparavant : Strange Attractors : The Spectacle of Chaos (Attracteurs étranges : Le Spectacle du Chaos). Cette exposition internationale réunissait des artistes qui exploitaient toute méthode de création, traditionnelle ou technologique – notamment l’informatique graphique –, mais dont le champ d’intérêt artistique était orienté par l’hybridation des sciences de la complexité et de l’esthétique de la fractalité inspirée par les images fractales popularisées par Benoît Mandelbrot et ses nombreux émules.

 

Au cours de la même période (septembre-novembre 1989), parallèlement à l’exposition phare d’Ottmann, Laura Trippi, professeur d’art, spécialiste des arts multimédias en réseaux et écrivain, organisa une manifestation artistique sur le même thème au New Museum of Contemporary Art de New York. Son exposition s’intitulait Strange Attractors : Signs of Chaos (Attracteurs étranges : Signes du Chaos). Cette même année, la 20è biennale internationale d’art contemporain de São Paulo consacrait une partie de sa manifestation à des artistes brésiliens technoscientifiques de formations très hétérogènes – mathématiques, sciences et technologies de l’ingénieur, physique, architecture, musique –, mais tous profondément inspirés par la théorie de la complexité dynamique et la géométrie des objets fractals, propulsée par les ordinateurs : le groupe « Asterisco – Ponto – Asterisco » (Astérisque – Point – Astérisque).

 

En 1975, l’écrivain, peintre et critique d’art cubain Severo Sarduy (Cuba, 1937 – Paris, 1993), passionné de baroquisme (artistique et philosophique) autant que de complexité fractale moderne – une « logique » commune les réunit –, publia son essai devenu célèbre dans la mouvance intellectuelle du fractalisme techno-artistique des années 1980, Barroco (Éd. du Seuil, Paris). Cet essai fut republié en 1991 (Éd. Gallimard, Paris), complété par un épilogue publié initialement à l’automne 1989 dans la revue Alliage (n° 1), intitulé Un baroque fractal, dans lequel il se réfère à la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot, ainsi qu’à la philosophie non moins fractaliste du « pli » et du rhizome, propre au philosophe Gilles Deleuze, pour penser le thème du baroquisme fractal moderne. Ce même essai fut publié en février 1990 dans le numéro 144 de la revue parisienne Art Press qui consacrait pour la première fois un dossier à l’art « fractal » – pas encore appelé « art fractaliste » –, selon l’expression habituelle de cette époque. L’adjectif « fractaliste » était cependant parfois accolé au substantif « esthétique ».

 

Le texte de Severo Sarduy parut en compagnie d’un texte de Klaus Ottmann sur « l’activité fractaliste » – expression généraliste désignant toute forme de production référée directement ou métaphoriquement au concept scientifique d’objet fractal –, ainsi que de photographies en noir-et-blanc d’œuvres d’artistes inspirés par le thème de la complexité des systèmes autoréférentiels. Klaus Ottmann défendait alors l’idée que « l’art fractal » n’est ni un style artistique, ni même un mouvement, mais une activité de simulation du hasard et du sens, reflétant l’expérience de fractalisation de l’homme et de la société à l’ère de la cyberculture.

 

Les créateurs fractalistes (plasticiens, artistes du multimédia, musiciens électro acousticiens) devaient alors beaucoup se diversifier, ainsi que le laissaient prévoir à la fois le très vif intérêt suscité chez les artistes par le paradigme scientifique de la fractalité, mais aussi l’interaction novatrice des concepts et méthodes propres aux sciences de la complexité avec le champ de l’expression artistique contemporaine. Il est d’ailleurs à cet égard extrêmement significatif de constater que le nombre de sites Internet (mais aussi celui des forums internationaux de Usenet), consacrés aux technosciences autant qu’aux arts de la complexité fractale, n'a cessé de progresser depuis la seconde moitié des années 1990. Signalons en particulier qu’à partir de novembre 1997, la défunte galerie d’art parisienne en ligne Nart (anciennement : nart.com), exposa sur le Web des oeuvres récentes d’artistes fractalistes internationaux (au moins trois œuvres par artiste), représentatifs de l’hybridation de la culture techno-numérique et des méthodes traditionnelles de création. Le 23 novembre 1997, Nart organisa en direct sur ce même site Internet la première vente aux enchères d’oeuvres fractalistes, en association avec la galeriste parisienne Mabel Semmler (Paris, Espace Furstenberg) qui consacra à partir de 1994, une partie notoire de ses expositions à l’art de la complexité fractale.

 

Nart publia à cette occasion le Manifeste fractaliste en dix propositions, cosigné par les artistes du « Groupe fractaliste – Art et Complexité » ou collectif fractaliste, dont les origines remontent à l’année 1994, né de l’impulsion donnée par Henri-François Debailleux et Susan Condé, romancière et critique d’art américaine passionnément dévouée à l’art fractaliste (fille d'Edward Berko, artiste fractaliste américain). Cette année-là, Henri-François Debailleux, historien et critique d’art – notamment au journal Libération et aussi, à partir d’avril 1999, sur le feu site d’art en ligne Nart dont il fut le rédacteur en chef de « Nart News », le journal hebdomadaire d’actualité de l’art du site Nart – et commissaire d’expositions internationales, réunit l’assentiment de quelques-uns des principaux artistes fractalistes vivant en France et aux États-Unis, pour créer le « Groupe fractaliste – Art et Complexité », avec pour finalité de penser, communiquer et mettre en œuvre à travers le monde les concepts propres à cet art de la complexité.

 

Tirant parti de cette initiative collective impulsée et prolongée avec succès depuis cette date par Henri-François Debailleux sous forme de plusieurs autres manifestations artistiques fractalistes internationales, la galeriste parisienne Mabel Semmler réalisa une importante exposition fractaliste du 2 décembre 1994 au 21 janvier 1995 (Galerie de l’Etoile, 22 rue Dumont d’Urville à Paris), baptisée « Tohu-Bohu – Esthétiques de la complexité fractale », réunissant les artistes du « Groupe fractaliste » d’alors : Jean-Paul Agosti, Edward Berko, Carlos Ginzburg, Marie-Bénédicte Hautem, Jean-Claude Meynard, Nachume Miller et Joseph Nechvatal. Elle organisa également au cours de ce même mois de décembre 1994, avec l’aide d’Henri-François Debailleux, une conférence-débat sur la complexité fractale dans l’art, qui réunit alors plusieurs de ces artistes, ainsi que Susan Condé, le sociologue Michel Maffesoli et le philosophe-esthéticien Jean-Claude Chirollet. Le théoricien de la complexité anthropologique Edgar Morin, qui avait accepté de venir à cette rencontre, y fut malheureusement empêché ce soir-là. Le public fut nombreux à assister à cette conférence-débat (relatée dans la presse et, en partie, radiodiffusée en différé à Paris) qui marqua un jalon très important dans l’histoire du « Groupe fractaliste – Art et Complexité ».

 

Certains des artistes participant au « Groupe fractaliste » de 1994 disparurent de ce groupe par la suite, en raison de choix ou d’aléas personnels – notamment Agosti, Miller, Hautem, Nechvatal –, tandis que d’autres y entrèrent en apportant un souffle nouveau – notamment Pierre Zarcate, Jim Long, Pascal Dombis, Miguel Chevalier et Yvan Rebyj. Leur but fut, depuis cette année-phare, de définir les principes d’une certaine esthétique fractaliste, non classique bien entendu, mais cependant cohérente, qui se proposerait de faire émerger les conditions techniques et intellectuelles d’un art fractaliste authentique, qui se prendrait en charge de manière globale et collective. Le « Groupe » ou collectif fractaliste était donc né de cette volonté d’organisation des forces créatrices de ces artistes, qui se situaient antérieurement dans la mouvance générale et plutôt hétéroclite, de l’esprit fractaliste international développé aussi bien par les artistes que par les scientifiques depuis le début des années 1980.

 

2. Manifeste fractaliste « Art et Complexité » (1997)

 

Le 23 novembre 1997, on pouvait donc lire pour la première fois sur le site d’art Nart, le Manifeste fractaliste des artistes du collectif d’alors (Carlos Ginzburg, Yvan Rebyj, Jean-Claude Meynard, Miguel Chevalier, Jim Long, Steven Marc, Pierre Zarcate, Joseph Nechvatal, Pascal Dombis, Edward Berko, César Henao), accompagné de plusieurs textes de présentation sur l’art et la complexité fractale, signés d’Henri-François Debailleux, de la philosophe Christine Buci-Glucksmann et de Susan Condé. Ce manifeste fut pleinement assumé par ceux qui entrèrent ensuite dans le « Groupe fractaliste – Art et Complexité ». Le Manifeste fractaliste de 1997 affirmait, entre autres propositions, que l’activité artistique fractaliste est créatrice d’univers proliférants, aléatoires et labyrinthiques, à l’image des réseaux d’information planétaires. La galerie virtuelle Nart cessa complètement ses activités en 2002.

 

Le texte complet du Manifeste fractaliste, qui fut également publié dans la revue parisienne Art Press (numéro 229) en novembre 1997, est reproduit ci-dessous :

 

 

Manifeste fractaliste (1997)

 

 

1. C’est en fonction de propositions communes que nous nous regroupons. Ce collectif affirme avec ses œuvres le paradigme de la complexité chaotique-fractale.

 

2. La problématique d’Art et Complexité est d’abord et avant tout une organisation visuelle, le potentiel à une construction sans limite, dans un processus sans fin.

 

3. Notre activité fractaliste se manifeste au travers d’univers où abondent les formes aléatoires et proliférantes.

 

4. Nous abandonnons la rationalité euclidienne au profit de processus imprévus et non programmés.

 

5. La vision labyrinthique et son parcours aléatoire se proposent de reconstruire l’imaginaire et d’ouvrir une perspective nouvelle.

 

6. Dans la spirale ordre-désordre, l’œuvre est l’émergence éphémère d’une hybridation : un passage.

 

7. L’activité fractaliste, de la peinture aux nouvelles technologies, cristallise un champ où se matérialisent : réseaux, jeux d’échelles, prolifération, autosimilarité, hybridation, récursivité, structures dissipatives, « effet papillon », attracteurs étranges, infinitisation.

 

8. Toutes nos oeuvres sont maximalistes ; c’est par l’excès d’informations que l’on accède au vertige fractal.

 

9. Le paradigme de la complexité chaotique-fractale constitue la dynamique privilégiée de la recherche contemporaine, des pratiques et du savoir.

 

10. Aujourd’hui, nous nous engageons dans un renouveau radical du modèle de la création.

 

 

Groupe « Les Fractalistes – Art et Complexité » 

 

 

3. Groupe et Mouvement international fractalistes 

 

Il convient cependant d’insister sur le fait que si, historiquement, le « Groupe fractaliste » a pu se constituer de manière cohérente en 1994 et perdurer médiatiquement sous l’impulsion et grâce à l’action d’Henri-François Debailleux, il est avant tout issu du puissant mouvement des idées fractalistes, d’origine scientifique, qui prirent beaucoup d'importance au début des années 1980 – et même, pour être plus exact, dans les années 1970, avec le développement de la géométrie fractale et la science du chaos semi-déterministe.

 

D’autre part, il nous semble intellectuellement fondamental de considérer l’art fractaliste international sous toutes ses formes d’expression, comme un libre espace – voire un libre esprit – de mouvance, de transition, de transformation et d’évolution – des techniques autant que des conceptions créatrices originales –, qui ne saurait être soumis nécessairement aux seuls principes définis par le « Groupe fractaliste », lesquels ne peuvent engager légitimement au plan esthétique que leurs auteurs, même si ces principes et conceptions esthétiques sont par ailleurs en accord complet, harmonieux (mais original), avec l’esprit qui oriente le grand mouvement fractaliste mondial, depuis la fin des années 1970 et surtout le début des années 1980. En ce sens, le « Groupe fractaliste » en tant que tel s’enracine intellectuellement dans le mouvement international qui le précède et le prolonge.

 

 

 

© Jean-Claude Chirollet

 

 

Texte en partie adapté de mon livre : Jean-Claude Chirollet, Art fractaliste – La complexité du regard, Paris, Éditions L'Harmattan, Coll. Champs visuels, 2005, p. 18-24.

 



19/03/2012